Le 285ème dîner se tient au restaurant Astrance de Pascal Barbot et Christophe Rohat. J’étais venu avec un ami mettre au point le menu avec Pascal et Christophe, mais la veille du dîner on m’informe qu’il a été impossible de trouver du turbot. La séquence turbot / lieu jaune sera remplacée par la séquence lieu jaune / rouget.
Nous serons onze dont un seul convive a déjà participé à des dîners et les neuf autres viennent pour la première fois. C’est je crois une des premières fois où il y a un tel nombre de nouveaux. Il y a deux norvégiens, deux anglais vivant à Bordeaux, deux parisiens, deux ardéchois dont l’un est un des plus célèbres vignerons de France et un jeune amateur de Porto-Rico. L’ami fidèle est parisien. Les deux jeunes femmes sont placées à ma gauche et à ma droite.
Le menu préparé par le chef Pascal Barbot est : Amuse-bouches : tuile pois chiche, gribiche aux algues, gougère, sablé Comté et pomme verte / homard vapeur, consommé et huile de crustacé, biscotte à la confiture de crevette / émincé de lieu jaune, riz koshihikari fraîchement poli au naturel, beurre blanc, sauce soja / rouget vapeur, cèpe à la braise, sauce marchand de vin / pigeon doré sur coffre, cuisse et rôti d’abat / ris de veau cuit au sautoir, jus de cuisson / céleri Monarch, quelques noix fraîches & fondue de Comté / mangue au naturel / financier à la rose.
Arrivé un peu avant 16 heures, je vois que la table est déjà dressée, très belle, avec une forêt de verres, dont 160 que j’ai fournis, pour compléter le stock de verres du restaurant. Vers dix-sept heures, trois convives arrivent pour voir comment fonctionne l’ouverte des vins. Le jeune portoricain a apporté un Champagne Laurent Perrier millésime 1985 en magnum qu’il aurait aimé ajouter au dîner, ce qui n’est pas possible. C’est Lucas, le sommelier, qui ouvre la bouteille pendant que j’ouvre celles du repas. Le champagne n’a aucune bulle et on peut imaginer que ceci est dû au bouchon très resserré dans sa partie basse. Alors, quand on le goûte après avoir trinqué, on a l’impression de boire un champagne qui serait plus vieux d’au moins vingt ans. Il est bon, mais ressemble plus à un champagne autour de 1960. Par comparaison, le Comtes de Champagne 1966 a eu à l’ouverture un pschitt significatif avec des bulles qui s’échappent du goulot.
Le seul vin qui m’a inquiété lors de l’ouverture, c’est le Château Chalon 1945 qui a montré une légère odeur de bouchon. Les deux parfums profonds et envoûtants sont le Climens 1949 et le vin de Chypre 1869.
Les convives arrivant à des moments différents, nous nous sommes assis à nos places, et quand le dîner devait démarrer, nous sommes restés assis alors que le programme prévoyait que nous prenions le premier champagne debout. Je voulais présenter l’esprit de mes dîners debout, mais c’était possible aussi quand tout le monde est assis.
Le Champagne Philipponnat Clos des Goisses 1988 a une belle couleur jeune et une belle bulle. Il est très intense et fonceur. Ce blanc de noirs est très convaincant, de force personnalité. La gougère met en valeur le champagne et lui donne de la largeur, alors que le sablé excite sa complexité par un accord de confrontation.
Le Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1966 est très différent. Il est plus ambré mais pas trop et se montre plus jeune que son âge. Il a un charme fou et une palette aromatique quasi infinie. Le homard est idéal pour mettre en valeur un champagne au sommet de son art., plein et joyeux.
Le lieu jaune accueille deux vins blancs très disparates. Le Château Laville Haut Brion 1978 a une couleur claire d’une folle jeunesse et c’est une caractéristique de ce vin de ne jamais devenir ambré. Il est d’une pureté saisissante et d’une grande fraîcheur. C’est un très grand vin blanc de Bordeaux, si frais à boire et fluide.
Le Châteauneuf-du-Pape Blanc Antonin Establet 1947 à la belle couleur ambrée est puissant, lourd et conquérant. Il offre une belle personnalité, d’une vivacité très grande, malgré ses 77 ans qu’il ne fait pas. Le plat de lieu jaune avec le riz est une perfection absolue. Le poisson est parfaitement cuit, doté d’une belle sauce et le riz est éblouissant tant il est léger. L’accord avec les deux vins est pour moi le plus bel accord du repas grâce à ce plat miraculeux.
Le Château Certan de May de Certan 1955 avait à l’ouverture un parfum lourd de pomerol. Il l’a encore et ce vin riche et lourd est sans doute un peu monolithique, aussi le Bonnes-Mares Clair-Daü 1961 d’une élégance et une fraîcheur parfaites lui fait de l’ombre. J’apprécie la légèreté de ce Bonnes-Mares élégant.
Alors que le rouget est fait pour le pomerol, le Bonnes-Mares lui vole la vedette et s’impose sur ce plat excellent mais qui n’a pas la fraîcheur du plat de lieu jaune.
J’ai une sympathie particulière pour les bouteilles comme celle du Grands Echézeaux Antonin Rodet 1934, qui sont opaques tant la terre ou la poussière ont rendu le vin invisible. Généralement pour les bourgognes, c’est le signe d’une conservation parfaite et c’est le cas pour ce 1934. Quel grand vin expressif.
Et le pigeon est le compagnon idéal mais le Grands Echézeaux ne peut pas gagner face au Beaune Clos du Roi Louis Affre 1928 qui tient son accomplissement de l’excellence de l’année 1928 si belle et si noble. Ce Beaune est parfait, serein, équilibré, idéal. Et le Beaune n’a pas une grande puissance, mais une subtilité charmante.
Sur le ris de veau cohérent et idéal, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1956 est impressionnante de conviction. Son caractère salin est là, présent, marqueur des vins du domaine. Il est aérien. C’est une bouteille qui avait un niveau parfait comme d’ailleurs tous les vins du dîner. Le vin est plébiscité par tous tant sa splendeur est convaincante. C’est un grand moment d’une Tâche qui ne joue pas sur la puissance mais sur l’élégance.
J’avais fait part de mes doutes sur le Château Chalon Bourdy 1945 mais en fait le goût de bouchon a quasiment disparu. Le vin est buvable avec un goût de paille, mais n’est pas transcendant.
Imaginez que Rita Hayworth dans le rôle de Gilda apparaisse maintenant, l’effet qu’elle ferait, c’est celui du Château Climens Haut-Barsac 1949. Le nez est un parfum envoûtant et la bouche est tout en séduction. Et l’équilibre entre la force du vin et sa longueur donne un résultat entraînant. Certains convives ont dit que Barsac est supérieur à Sauternes, mais la diversité des goûts entre tous les domaines est telle qu’il faut les aimer tous. La mangue est un compagnon idéal des liquoreux bordelais, mais celui-ci manquait un peu de fermeté.
J’ai déjà bu le Vin de Chypre 1869 sept fois et cette huitième fois a créé un de ces chocs qui me renversent, quand j’ai l’impression de toucher la perfection. Bien sûr, c’est personnel puisque je serai le seul à noter ce vin premier. A l’ouverture, le parfum du vin était incroyable car à peine avais-je levé le bouchon de deux millimètres que sa senteur envahissait la pièce. Et là, cette puissance, ce charme, cet équilibre, m’émeuvent et le financier met en valeur la subtile évocation de rose du vin.
Les accords ont été brillants. Le homard avec le Taittinger 1966 était pertinent. Le lieu jaune avec un riz aérien est le plus beau plat qui a mis en valeur les deux blancs si différents. Le rouget que j’attendais avec le pomerol a brillé avec le Bonnes-Mares. Le pigeon est définitivement un plat parfait pour des bourgognes anciens. Le ris de veau a formé un accord plus classique avec La Tâche. De beaux accords d’une grande pureté.
Le vote est très intéressant parce que six vins sur douze ont été nommés premiers, La Tâche 1956 quatre fois, le Comtes de Champagne 1966 deux fois comme le Beaune Clos du Roi 1928 et le Climens 1949, le Chypre 1869 et Le Laville Haut-Brion 1978 ont eu chacun un vote de premier. Dix vins sur douze ont eu des votes.
Le vote du consensus est : 1 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1956, 2 – Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1966, 3 – Château Climens Haut-Barsac 1949, 4 – Beaune Clos du Roi Louis Affre 1928, 5 – Vin de Chypre 1869, 6 – Bonnes-mares Clair-Daü 1961.
Mon vote est : 1 – Vin de Chypre 1869, 2 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1956, 3 – Château Climens Haut-Barsac 1949, 4 – Beaune Clos du Roi Louis Affre 1928, 5 – Châteauneuf-du-Pape Blanc Antonin Establet 1947.
Le service des vins a été parfait. Pascal Barbot est venu souvent nous présenter les plats et nous avons pu mesurer à quel point il s’est engagé dans cette aventure pour créer les meilleurs accords possibles.
Ce 285ème repas avec tant de nouveaux convives et si cosmopolite fut un très grand repas.