Une amie américaine, Sarah, est la plus assidue de mes dîners. Elle doit avoir fait plus de 25 dîners. Elle est chevalier du Tastevin depuis quelques années et vient en France avec une quinzaine de chevaliers du Tastevin pour un des chapitres de la confrérie. Leur voyage en France comprend un passage en Champagne. Sarah m’a demandé si son groupe pourrait être reçu à déjeuner chez un vigneron champenois.
J’ai proposé de faire un de mes dîners à l’Assiette Champenoise pour un groupe limité à dix personnes et le lendemain un déjeuner au siège des champagnes Salon et Delamotte, le président Didier Depond m’ayant donné son accord.
Il y a trois semaines, j’étais venu à l’Assiette Champenoise pour mettre au point le menu du dîner et cela s’était passé dans une ambiance agréable de compréhension mutuelle entre Arnaud Lallement et moi. J’avais laissé les vins du dîner sur place. Avant de partir aujourd’hui, je rajoute un vin qui sera servi avant le début du repas et un alcool pour finir le repas.
J’arrive à l’hôtel Assiette Champenoise vers 15h30 et les vins avaient été mis debout la veille. Le chef sommelier Frédéric Bouché reste avec moi pour les ouvertures et m’aide à en ouvrir certains. Tous les parfums sont engageants, le plus prometteur étant celui du Grands-Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1970. Les parfums des vins de Rousseau et Trapet sont très élégants. Ceux du Château Chalon Bourdy 1937 et du Chateau Coutet 1969 sont délicieux. Le seul vin qui n’est pas totalement parfait est le Brane-Cantenac 1947. Aurait-il une trace de goût de bouchon, nous le verrons.
Il me reste du temps avant le dîner aussi je vais dans la piscine de l’hôtel pour me reposer un peu. Alors que le dîner est prévu à 20 heures, on m’annonce à 19h10 que les participants du dîner sont arrivés et tous installés au bar. Je les rejoins et je présente la philosophie de mes dîners. Il apparait rapidement que le champagne de bienvenue que j’avais prévu de boire dans la salle du premier étage où aura lieu le dîner doit être servi maintenant. Il n’était pas annoncé dans le programme et à titre de clin d’œil pour évoquer le lieu où nous irons demain, j’ai choisi un Champagne Delamotte millésimé 1985.
Arnaud Lallement venu nous saluer avait prévu des amuse-bouches à l’étage. Il décide d’en ajouter quelques-uns au bar tant il est généreux. Le Champagne Delamotte millésimé 1985 est impressionnant de largeur, cohérence et force de caractère. C’est un très grand champagne.
Nous montons à l’étage où dans une jolie salle est installée une table très longue ce qui a permis de mettre les onze verres en ligne, comme un arc-en-ciel.
Le menu créé par Arnaud Lallement est : amuse-bouches / langoustine royale rôtie à l’huile d’olive, tartare / homard bleu, hommage à mon Papa / lièvre à la royale, pomme de terre, sauce royale / ris de veau fermier, céleri P. Richard, vin jaune / mangue G. Adam, condiment mangue / financier.
Le Champagne Heidsieck Monopole Cuvée Diamant Bleu 1969 est accompagné des amuse-bouches dont les subtilités raffinées sont gourmandes. Le champagne est d’une maturité accomplie. Ce champagne est très agréable à boire, plus vif mais moins rond que le Delamotte.
Deux vins sont associés à la langoustine qui est, très probablement, la meilleure langoustine que j’aie jamais mangée. Le Champagne Krug Grande Cuvée (étiquette crème) 2ème édition # 1980 est royal comme la langoustine, très noble, mais si je pense aux trois champagnes que nous venons de boire, il n’est pas sûr que le Krug soit le premier car il est un peu trop consensuel.
A côté du Krug, pour la langoustine, nous buvons un Chablis Grand Cru Blanchot Vocoret 1988 dont la fraîcheur m’émerveille. Il est au sommet de son art, subtil et plaisant. Je trouve que le chablis crée un meilleur accord sur la langoustine, alors que mon voisin de table pense le contraire. « de natura rerum » … disait Lucrèce.
J’avais eu peur à l’ouverture des vins, mais le Château Brane-Cantenac Margaux 1947 pouvait s’épanouir. Etant servi du premier verre, qui est le premier à se frotter au goulot, j’ai encore un petit doute. Mais en fait ce vin va se montrer brillant au point que deux convives le mettront premier de leurs votes, malgré la forte concurrence. Ce vin est riche, lourd, fort, puissant. C’est un conquérant, ce qui n’est pas toujours la marque des margaux.
Il est associé au Gevrey-Chambertin Armand Rousseau 1976 et je m’aperçois de plus en plus que ces accouplements de vins qui n’ont rien de commun sont passionnants. Car le vin de Rousseau est d’une élégance fragile si délicate que le homard exceptionnel délivre aux deux vins des messages différents et enrichissants.
J’aurais pu mettre le Chambertin Trapet 1979 avec le Rousseau, mais ce n’aurait pas été aussi excitant. Le Trapet est d’une réussite certaine. Très équilibré et subtil il est un Chambertin idéal. Mon voisin préfère le Rousseau et je préfère le Trapet qui est associé au Grands-Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1970 pour goûter un lièvre à la royale excitant dans lequel Arnaud Lallement a fait cohabiter les deux versions du lièvre, celle du sénateur Couteaux et celle d’Antonin Carême. Sur ce plat, le Grands-Echézeaux est totalement à son aise, car le plat semble fait pour lui avec ce côté terrien, paysan, qui vante les plus beaux moments de la gastronomie bourguignonne. J’avais senti à l’ouverture que ce 1970 serait éblouissant. Il l’est avec une douceur infinie dans le finale.
Je suis un peu lassé que l’on associe trop souvent les vins jaunes avec du comté. C’est évidemment excellent, mais je voulais autre chose. Avec Arnaud Lallement, nous avons pensé qu’un ris de veau serait un bon partenaire. Ce fut exceptionnel. Le Château Chalon Bourdy Jura 1937 est d’une année magique. Il a un équilibre et une douceur extrême, avec une longueur en bouche incroyable. Quel grand vin, tout joyeux.
Le Château Coutet Barsac 1969 a un parfum d’un bel équilibre. Tout en ce vin est pur et équilibré. Sa douceur nous enchante sur un dessert qui lui convient.
Le Maury Domaine La Coume du Roy Agnès de Volontat 1925 vient fort opportunément accompagner l’une de mes coquetteries, un financier gourmand. Le vin de cent ans à une douceur charmante ?
Le Marc de Champagne Oudinot & Fils à Avize # années 40 est d’une grande force et a un parfum démoniaque que l’on devrait interdire tant il est addictif. Les marcs, c’est viril. J’adore.
C’est le temps des votes. Nous votons en excluant le marc des votes. Tous les vins ont eu au moins un vote ce qui est plaisant. Cinq vins ont été nommés premiers, La Tâche 1970 quatre fois, le Brane-Cantenac 1947 et le Gevrey-Chambertin Armand Rousseau 1976 deux fois, le Chambertin Trapet 1979 et le Champagne Delamotte 1985 une fois chacun.
Le vote de la table est : 1 – Grands-Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1970, 2 – Gevrey-Chambertin Armand Rousseau 1976, 3 – Chambertin Trapet 1979, 4 – Château Brane-Cantenac Margaux 1947, 5 – Champagne Delamotte 1985, 6 – Château Chalon Bourdy Jura 1937.
Mon vote est : 1 – Grands-Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1970, 2 – Chambertin Trapet 1979, 3 – Gevrey-Chambertin Armand Rousseau 1976, 4 – Chablis Grand Cru Blanchot Vocoret 1988, 5 – Château Chalon Bourdy Jura 1937.
La cuisine d’Arnaud Lallement est exceptionnelle. Dès la première bouchée des amuse-bouches, on sait que l’on entre dans le monde de l’excellence. Tous les goûts sont d’une finesse extrême et d’une belle joie de vivre. La langoustine est hors concours, le ris de veau est remarquable et tout est grand.
Le service des vins et des plats a été parfait. Je suis évidemment content que tous mes vins aient brillé. Mes convives tous chevaliers du Tastevin ont été éblouis, car ils ont vécu un repas qu’ils n’attendaient pas à ce niveau. Ce fut un très grand 304ème de mes dîners.